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Les artistes et les grandes entreprises de technologie : une mise en garde

Il n’y a aucun doute que nous vivons davantage dans un monde numérique que jamais auparavant. L’accès à l’internet et l’information qu’il fournit sont devenus un lien crucial, particulièrement alors que nous nous adaptons aux nouveaux protocoles de santé publique en réponse à la pandémie de la COVID-19 en 2020. Pour le meilleur ou pour le pire, nous découvrons aussi de nouvelles manières de partager notre travail et faire l’expérience de l’art sous d’autres formes en ligne. Nous apprenons rapidement ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas, et parfois il est difficile de faire la distinction entre les deux.

Les géants du monde de la technologie comme Apple, Google, Netflix et Facebook offrent une plus grande accessibilité à l’échelle mondiale pour partager et consommer du contenu créatif, tout en réduisant les obstacles comme le coût et l’emplacement. De plus en plus, ils trouvent de nouvelles manières de développer et de commercialiser ce contenu, mais les artistes ne sont pas toujours rémunérés pour ces utilisations. Comme nous le savons tous, quelqu’un doit souvent payer pour que quelque chose soit gratuit, et avec les grandes entreprises de technologie, rien n’est jamais « gratuit ».

Google Arts & Culture (GAC), mis en ligne en 2011 comme le Google Art Project, est une plateforme figurant des reproductions d’œuvres d’art en ultra haute résolution et des artéfacts provenant de plus de 2 000 musées et organismes culturels à travers le monde. La plateforme permet aux visiteurs d’agrandir considérablement une œuvre pour y voir les plus petits détails. Vous pouvez créer votre propre galerie numérique comprenant vos œuvres préférées, choisies de différentes collections publiques de partout au monde (comme indiqué dans l’exemple fourni). Pour certaines œuvres, vous pouvez utiliser Google Street View pour voir les œuvres installées dans une exposition, ou vous pouvez utiliser une application pour une expérience de réalité augmentée, où vous pouvez voir à quoi ressemblerait cette œuvre dans votre maison.

Nous pouvons maintenant faire l’expérience de collections d’art public de nouvelles manières excitantes, mais cela n’est pas fait sans problèmes. Les images qui sont publiées sont en très haute résolution, ce qui va à l’encontre des pratiques courantes pour le partage d’images en ligne. Plus une image est nette, plus il est facile de la copier et de la reproduire en masse, ce qui peut endommager le gagne-pain et la réputation de l’artiste. En général, nous préconisons le plus de protection possible, et lorsque des images sont partagées en ligne, nous recommandons que celles-ci aient une résolution de 72 ppp, qu’un filigrane apparaisse sur l’image le cas échéant et qu’un avis de droit d’auteur soit placé à proximité de l’image afin d’offrir aux images une plus grande sécurité.

Un des bénéfices attendus de la plateforme était qu’elle augmenterait le nombre de visiteurs aux musées et aux galeries, et sur leurs sites internet. Cependant, une des critiques du GAC est qu’il est en concurrence avec les musées pour une audience web. Par exemple, lorsque vous cherchez pour une œuvre d’art spécifique (en utilisant probablement le moteur de recherche Google pour le faire), celui-ci vous dirige souvent vers le GAC plutôt qu’au musée ou à la galerie où l’œuvre se situe. Essayez-le : cherchez sur Google le terme The Starry Night, et vous verrez que la manière dont le GAC est commercialisé avec une énorme image de l’œuvre est radicalement différente des autres liens sur la liste.

Cela s’est certainement produit avec le projet #ArtSelfie, où les gens sont encouragés à prendre un égoportrait, puis l’application GAC vous jumelle à votre doppelganger dans un portrait célèbre. L’artiste et le musée sont mentionnés, mais en partageant ces images il est beaucoup plus probable que cela dirige plus de trafic vers le GAC plutôt qu’ailleurs. Il y a de nombreuses raisons valables pour ne pas permettre vos œuvres à être utilisé de cette manière, des problèmes liés à la vie privée, au manque de diversité et aux préjugés raciaux évidents par la sélection d’images desquelles nous pouvons choisir, ce qui est aussi un problème dans les collections de portraits dans les musées en général.

Une autre préoccupation clé est le manque de transparence quant aux intentions de Google lorsque les œuvres d’art sont partagées de cette manière, et la manière dont les artistes ne partagent pas les profits de la monétarisation du contenu à travers la publicité. La société mère de Google, Alphabet a fait beaucoup d’argent rapidement après le lancement de l’application. Comme l’écrit William Deresiewicz :

 « La vérité est que la numérisation n’a pas vraiment démonétisé les arts. Quelqu’un gagne de l’argent, mais ces personnes ne sont pas les artistes. Pour ceux qui comptent les cliques et vendent les données qui en résultent, le “contenu gratuit” est une mine d’or. Silicon Valley en général, et les géants du monde de la technologie en particulier –  surtout Google, Facebook et Amazon – ont conçu un vaste transfert continu de richesse, de l’ordre de dizaines de milliards de dollars par année, des créateurs aux distributeurs, des artistes aux géants du monde de la technologie… » (traduction libre)

Google ne paie pas les établissements pour participer au GAC et il signe une licence pour l’utilisation directe avec eux, plutôt qu’avec les artistes. Certains de ces établissements paient les artistes pour participer à travers une sous-licence, mais les tarifs sont souvent beaucoup plus bas qu’ils devraient l’être considérant le type d’utilisation et les parties impliquées. Pour l’inclusion dans un tel projet, la section B.8.1.2. du barème des tarifs minimums du CARFAC et du RAAV pourrait être utilisée comme une base pour développer une licence à long terme. Le tarif minimum courant serait 464 $ par année, et ceci semble bas considérant les profits réalisés sur le contenu. Les tarifs commerciaux devraient être utilisés, car les œuvres sont publiées sur une plateforme hébergée par Google, une entreprise évaluée maintenant à au-delà de 1 billion de dollars américains. Cela est peut-être un service gratuit, mais Google et d’autres géants du monde de la technologie tirent des avantages financiers importants de l’accès gratuit au contenu créatif.

Heureusement, la plupart des organismes culturels canadiens ne participent pas au GAC. Avec plus de 2 000 organismes impliqués dans le projet à travers le monde, seulement 30 sont canadiens et très peu d’entre eux sont des galeries qui ont mis à la disposition des images d’art contemporain canadien. La banque d’art du Conseil des arts du Canada est de loin le contributeur le plus actif en ce qui a trait à la publication d’art contemporain canadien. Nous les avons contactés, ainsi que d’autres organismes de service aux arts concernant la création de meilleures pratiques à considérer lors de la participation et le développement de nouveaux outils et technologies numériques pour partager de l’art dans des collections publiques. Il est critique que les artistes soient consultés lors du développement de ces outils, puisqu’ils seront utilisés pour partager leur travail à un public plus large.

Tandis que la culture continue de s’intégrer aux grandes entreprises de technologie, il y a, bien sûr d’autres choses que nous devons prendre en considération concernant notre implication avec ces compagnies – des considérations qui s’appliquent aux artistes, mais aussi bien au-delà du secteur culturel. Nous savons que les compagnies comme Google, Facebook et d’autres fournissent des services « gratuits », mais en revanche nous, comme utilisateurs, fournissons des données considérables qui sont utilisées non seulement pour faire le suivi, mais pour prédire notre comportement. Ces données sont commercialisées afin d’enrichir les grandes entreprises de technologie, et au profit d’entreprises qui achètent ces données dans le but de concevoir et de cibler la publicité afin d’apprendre à mieux connaître la façon dont nous pensons et agissons. Nous craignons que les arts et la culture accélèrent involontairement la croissance de la centralisation de l’information au même rythme que la centralisation des richesses et du pouvoir. Nous ne voulons pas voir le secteur artistique dominé par un seul établissement ou une seule compagnie, et nous craignons qu’en tirant avantage de ces opportunités « gratuites », nous soyons en train de renoncer beaucoup plus que nos droits d’auteur à Google ou à d’autres grandes entreprises de technologie. En effet, les enjeux reliés aux droits d’auteur ou aux droits de licences se déroulent au côté de transgressions à la vie privée, et la portée croissante de la surveillance sur nos comportements personnels, nos affaires, le commerce, nos relations et d’autres domaines que nous n’avions jamais eu l’intention de partager avec une des entreprises les plus grandes et les plus puissantes au monde.

Les artistes sont uniquement positionnés, et ont peut-être même la responsabilité de surveiller, d’analyser et de réfléchir sur l’évolution de la culture, tout en proposant de nouvelles perspectives et possibilités qui tombent souvent à l’extérieur du courant dominant. Participer à des programmes de Google ou d’autres grandes entreprises de technologie met en danger l’indépendance même des artistes requise pour encourager la pensée critique, et pour ultimement repousser et favoriser un esprit de résilience contre les superpuissances dangereuses à l’échelle mondiale, soit dans l’espace numérique ou autre.

Nous comprenons que les établissements qui participent au partage de contenu sur ces plateformes le font parce qu’ils veulent faire découvrir leurs collections et les rendre plus accessibles. Google pour sa part a de moins bonnes intentions, comme nous l’avons vu à travers l’évolution de Google Books. Nous croyons alors que participer au GAC n’est pas dans l’intérêt des artistes, musées ou autres organismes culturels. Nous voulons voir des avancées technologiques qui permettent un plus grand accès au contenu créatif – mais les artistes doivent faire partie de ce processus.