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Recommandations de CARFAC-RAAV concernant l’IA et les artistes en arts visuels

Introduction

Le Front des artistes canadiens / Canadian Artists’ representation (CARFAC) et le Regroupement des artistes en arts visuels du Québec (RAAV) sont les associations nationales qui représentent les artistes en arts visuels et médiatiques. Ensemble, nous nous efforçons de défendre les droits économiques et juridiques des artistes, parmi lesquels beaucoup ont été fortement touchés par l’utilisation non consensuelle de leur propriété intellectuelle effectuée par des entreprises au moyen de l’intelligence artificielle générative (IA).

En 2023, le gouvernement du Canada a publié un Guide sur l’utilisation de l’IA générative, qui décrit ce qu’est l’IA générative et présente certains des principaux défis, préoccupations et solutions potentielles qui ont été déterminés. Le 15 janvier 2024, nous avons soumis au gouvernement des mémoires dans le cadre d’une consultation sur le droit d’auteur à l’ère de l’IA générative. Notre mémoire est le fruit de plus de 220 réponses uniques d’artistes à un sondage d’ampleur nationale sur leurs préoccupations concernant les produits d’IA générative; de dialogues communautaires tenus lors de tables rondes virtuelles organisées par CARFAC et le RAAV en Ontario, au Québec et en Saskatchewan; et de centaines d’heures passées à échanger avec des artistes et des intervenant·e·s du secteur culturel au Canada et à l’étranger.

 

L’IA et le risque de violation du droit d’auteur

La manière dont les entreprises d’IA générative interprètent les lois s’appliquant à leurs modèles commerciaux nous préoccupe grandement. À titre d’exemple, Midjourney a récemment mis à jour ses conditions d’utilisation pour préciser que ses utilisateurs ne doivent pas violer les droits de propriété intellectuelle d’autrui lorsqu’ils se servent du produit concerné, et qu’en cas de violation, l’entreprise peut intenter contre eux une action en justice. Or, cette entreprise a elle-même été accusée de violation des droits d’auteur à plusieurs reprises. De plus, les conditions d’utilisation précisent que l’entreprise ne garantit pas que son service n’enfreigne pas les droits d’auteur.

En outre, Open AI a récemment lancé un programme appelé Copyright Shield, lequel promet de prendre en charge les frais de justice de ses clients développeurs faisant l’objet de poursuites liées à des revendications en matière de propriété intellectuelle. Il se trouve toutefois que les affirmations selon lesquelles ces pratiques commerciales seraient conformes à la Loi sur le droit d’auteur sont incompatibles avec ces mesures de protection et soulèvent également la question de savoir pourquoi certaines entreprises d’IA ratifient des accords de cession de licence avec de grands éditeurs et fournisseurs de médias, tout en s’opposant à l’utilisation de modèles de licence pour tous les contenus qu’elles utilisent comme données d’apprentissage.

 

Clarifier le droit d’auteur et la fouille de textes et de données ( Fouille de textes et de données, FTD)

L’utilisation d’œuvres d’art obtenues par FTD pour former des produits d’IA générative sans permettre aux artistes de donner leur consentement, de négocier une compensation ou de déterminer s’ils et elles seront dûment mentionné·e·s et de quelle manière, constitue une violation des droits de ces artistes en vertu de la Loi sur le droit d’auteur. La consultation du gouvernement fédéral constitue une occasion d’informer et sensibiliser les entreprises d’IA générative afin de veiller à ce qu’elles respectent la loi. 

Les questions concernant les droits moraux sont notablement absentes du sondage du gouvernement, alors que la violation des droits moraux des artistes est inévitable compte tenu des modèles commerciaux actuellement utilisés par la plupart des entreprises d’IA générative. Il est courant que les modèles d’IA générative déforment les œuvres originales, ce qui peut nuire à la réputation des artistes, à qui on ne propose généralement pas le choix de recevoir le crédit de leur création ou de rester anonymes. L’IA générative crée également un environnement dans lequel les artistes ne sont pas en mesure de protéger leurs œuvres d’une association avec des causes, des produits, des services ou des institutions auxquels elles et ils sont personnellement opposés.

Quatre-vingt-deux pour cent (82 %) des artistes ayant répondu à notre sondage ont affirmé être très préoccupés ou extrêmement préoccupés par la possibilité que leurs œuvres soient utilisées sans leur consentement pour entraîner des modèles d’IA générative. Devant une inquiétude aussi profonde et répandue, des contre-mesures indépendantes s’avèrent nécessaires. Par exemple, l’Université de Chicago a conçu Glaze, un outil que les artistes peuvent utiliser pour protéger leurs œuvres en ligne afin que celles-ci ne deviennent pas des données d’entraînement pour l’IA. Bien que ces efforts soient appréciés, la protection des droits de propriété intellectuelle des artistes contre l’utilisation non consensuelle par certaines des plus grandes entreprises du monde doit être garantie par la Loi sur le droit d’auteur et par la réglementation fédérale. Elle ne doit pas reposer uniquement sur de telles initiatives indépendantes.    

Des termes tels que « données d’entraînement » sont fréquemment utilisés; or, cette dénomination peut dévaloriser la propriété intellectuelle d’une créatrice ou d’un créateur. Pour les artistes, il ne s’agit pas de « données d’entraînement », mais de l’œuvre de leur vie.

 

Difficultés rencontrées par les titulaires de droits dans l’octroi de licences pour leurs œuvres dans le cadre d’activités de FTD

Le nombre important des parties prenantes, l’incertitude juridique, la nécessité d’une plus grande transparence dans les systèmes de gestion des données, ainsi que l’opacité des systèmes d’IA constituent des obstacles insurmontables pour les artistes qui défendent leurs droits d’auteur sans recevoir de soutien. La principale difficulté devant laquelle se trouvent actuellement les titulaires de droits du Canada au moment de concéder des licences sur leurs œuvres est l’incapacité de déterminer quelles œuvres protégées par le droit d’auteur ont servi à entraîner des produits d’IA générative. Cette opacité empêche les parties de négocier des conditions d’octroi de licence et étouffe le développement de marchés de licences émergents. 

Il est également difficile d’établir que la partie contrevenante a eu accès à l’œuvre originale, que l’œuvre originale est la source de la copie et que l’œuvre a joué un rôle important dans la création du nouveau contenu produit. Cependant, selon nos informations, les développeurs d’IA et les chercheurs du secteur documentent leur entraînement en compilant les données. Par conséquent, une plus grande transparence de ces données en relation avec les titulaires de droits est techniquement possible.

La plupart des artistes n’ont pas encore eu la possibilité de négocier des licences pour leurs œuvres qui ont déjà utilisées dans le but d’entraîner des modèles d’IA générative. Bien que de nombreuses entreprises d’IA générative grand public n’utilisent pas de modèles de licence, de tels cadres commerciaux existent dans l’industrie de l’IA. Getty Images, par exemple, a lancé un générateur d’images d’IA formé exclusivement à partir de ses contenus. Getty rémunère les créateurs et créatrices pour l’utilisation de leur travail dans son modèle d’IA.

La résistance des entreprises d’IA générative à s’engager dans des négociations de licence avec le secteur artistique représente également un défi d’envergure dans l’établissement d’une approche fondée sur le marché à l’égard du consentement et de la compensation pour les œuvres d’art utilisées dans le FTD. Meta, par exemple, a fait valoir que l’imposition d’un régime de licence après-coup provoquerait le chaos dans le secteur tout en n’apportant que peu d’avantages aux artistes, étant donné l’insignifiance du poids relatif individuel de leurs œuvres dans des ensembles de données plus vastes. 

Cependant, nous constatons déjà des contradictions dans ces arguments. OpenAI a récemment conclu un accord de licence avec Axel Springer, la société mère de Business Insider et de Politico; ce type d’accord pourrait devenir la norme. Les entreprises qui violent régulièrement la Loi sur le droit d’auteur ne devraient pas bénéficier d’une exemption au motif que leurs violations constituent des faits accomplis. Même lorsque la valeur financière d’une œuvre prise individuellement est faible, cela n’élimine pas le droit des artistes à donner leur consentement et à recevoir une rémunération pour l’utilisation de cette œuvre.

Le gouvernement canadien doit éviter d’alimenter les arguments selon lesquels le respect de la Loi sur le droit d’auteur et l’obtention du consentement préalable des artistes ralentiraient le processus de développement des produits d’IA générative. Bien que la technologie de l’IA soit complexe, les principes fondamentaux d’équité, de justice et de la nécessité d’une permission avant de s’approprier quelque chose sont des principes simples qui font partie intégrante des lois et des valeurs sociales canadiennes.

Les entreprises d’IA générative sont à juste titre enthousiasmées par les produits qu’elles fabriquent, et il est compréhensible qu’elles éprouvent un sentiment d’urgence à accélérer le développement de ces produits. Or, c’est la même chose pour les artistes; nous devons considérer leurs besoins avec le même degré d’importance, d’innovation et d’urgence. Aucun des deux groupes ne peut être autorisé à agir en dehors de la loi ou à développer ses produits d’une manière qui porte préjudice aux individus ou à la société dans son ensemble.

 

Modifier la Loi sur le droit d’auteur pour clarifier la portée des activités de FTD autorisées

La Loi sur le droit d’auteur est suffisante et adéquatement applicable pour protéger les droits des créatrices et des créateurs relativement à l’IA générative. Il n’y a aucune raison de penser que les lois actuelles sur le droit d’auteur ne s’appliquent pas ou ne devraient pas s’appliquer. Les situations dans lesquelles des entreprises privées utilisent, sans autorisation, les œuvres protégées par le droit d’auteur d’artistes canadiens et canadiennes pour développer et accroître la valeur de leurs produits commerciaux sont précisément le type de scénarios que la Loi sur le droit d’auteur devrait empêcher. 

Le gouvernement fédéral doit s’abstenir de mettre en œuvre de nouvelles exceptions d’utilisation équitable en faveur du FTD. Une telle mise en œuvre serait dévastatrice pour l’environnement économique des artistes canadiens et canadiennes, dont beaucoup avoisinent la pauvreté, voire vivent en dessous du seuil de pauvreté. Une exception accordée au FTD entraînerait des effets sociaux et culturels négatifs à long terme, notamment en compromettant la compétitivité mondiale des arts et de la culture du Canada et en nuisant aux petites entreprises de création.

 

Proposition : obliger les développeurs d’IA à tenir des registres des contenus protégés par le droit d’auteur

L’environnement actuel doit permettre aux titulaires de droits de déterminer si leurs œuvres ont été utilisées pour entraîner des modèles génératifs d’IA. Un modèle opérationnel opaque encourage l’utilisation non autorisée d’œuvres d’artistes du Canada par des développeurs d’IA et empêche la négociation de licences. Nous recommandons donc que les entreprises d’IA générative soient tenues de publier des registres des œuvres protégées par le droit d’auteur ayant servi à entraîner des modèles d’IA.

Les développeurs et les chercheurs du secteur de l’IA générative documentent déjà leurs données d’apprentissage, par exemple en utilisant des modèles de fiche. Au moyen de modèles de fiche, on peut enregistrer de façon systématique des informations telles que les noms des domaines dans lesquels les données d’entraînement sont collectées. Par conséquent, l’introduction d’une obligation de tenue de registres ne devrait pas engendrer de coûts supplémentaires pour le secteur de l’IA, et apporterait une transparence indispensable.

 

Rémunération pour l’utilisation d’une œuvre donnée dans le cadre d’activités de FTD

Les artistes du Canada subissent des perturbations croissantes de leur travail en raison de la prolifération et de l’utilisation par les entreprises et les consommateurs de contenus produits ou assistés au moyen de l’IA. Cette tendance n’est pas surprenante, car les organismes qui sollicitaient autrefois des licences pour l’utilisation d’œuvres originales peuvent désormais utiliser l’IA générative pour répondre à leurs besoins sans avoir à payer les créateurs et les créatrices.

Les artistes et les entreprises d’IA générative devraient pouvoir négocier la rémunération découlant de licences sans intervention des pouvoirs publics. Cela pourrait être facilité par des options d’octroi de licences collectives pour simplifier le processus afin que les artistes n’aient pas à négocier avec les entreprises individuellement. Cette option est déjà à l’étude dans plusieurs pays. 

Le gouvernement peut favoriser une solution fondée sur le marché en veillant à ce que les entreprises d’IA générative en activité au Canada respectent la législation canadienne actuelle sur le droit d’auteur, sans exception, et à ce que les registres des œuvres protégées par le droit d’auteur ayant servi à l’entraînement de modèles d’IA soient rendus publics. L’IA générative a eu une incidence négative sur l’offre de travail dans notre secteur. Le gouvernement fédéral peut contribuer à stabiliser ces retombées en veillant à ce que les entreprises d’IA générative en activité au Canada adoptent des modèles de licence appropriés.

 

Paternité et propriété des contenus générés par l’IA 

Les lois existantes sur le droit d’auteur sont suffisantes pour traiter de la question de la paternité et de la propriété; ainsi, aucune modification juridique n’est nécessaire. Comme l’a noté la Cour suprême du Canada dans l’affaire CCH c. Barreau du Haut-Canada, « une œuvre originale doit être le produit de l’exercice de la compétence et du discernement de l’auteur. L’exercice de la compétence et du discernement requis pour produire l’œuvre ne doit pas être insignifiant au point qu’il puisse être qualifié d’exercice purement mécanique ». 

Ces mêmes critères devraient s’appliquer lors de l’évaluation de l’octroi du droit d’auteur aux œuvres produites ou assistées au moyen d’IA. La saisie d’une série de textes dans un générateur d’images par l’IA est assurément un « exercice purement mécanique » qui n’exige pas de l’utilisateur qu’il fasse preuve de « compétence et de discernement ». 

Il peut toutefois y avoir certaines situations dans lesquelles les œuvres d’art générées ou assistées par l’IA répondent aux critères de protection du droit d’auteur. Par exemple, supposons qu’un·e artiste conçoive un modèle d’IA et entraîne ce modèle à l’aide de ses propres œuvres de manière à ce qu’il puisse comprendre les données d’entraînement et interagir avec elles d’une manière unique spécifiée par l’artiste. Dans ce cas, le contenu résultant de ce processus peut répondre aux critères de protection du droit d’auteur.

Alors que la question de la paternité des œuvres générées par l’IA est essentielle, elle est difficile à envisager dans un contexte où des entreprises privées utilisent la propriété intellectuelle d’artistes du Canada sans consentement, crédit ni compensation pour le développement de leurs produits et l’augmentation de leur valeur. Il est très inquiétant d’entendre que d’aucuns suggèrent que les entreprises d’IA générative pourraient être en mesure de continuer à développer leurs produits en utilisant des œuvres d’artistes du Canada sans autorisation tout en examinant si le contenu généré par ces produits devrait bénéficier d’une protection en vertu du droit d’auteur. 

L’effet dévastateur que cela aurait sur l’économie créative au Canada dans son ensemble est profond et difficile à prévoir. Il est toutefois essentiel de souligner les retombées spécifiques que subiraient les artistes et les communautés autochtones. Le vol de formes d’expressions culturelles autochtones originales étant déjà très répandu, leur utilisation non autorisée par des entreprises d’IA générative est d’autant plus inadmissible et contraire aux notions de vérité et de réconciliation. En outre, l’intégration d’œuvres d’art autochtones contrefaites dans les ensembles de données d’entraînement accélère la diffusion de cette imagerie contrefaite; une telle production de contenu d’IA fondé sur des œuvres d’art autochtones, authentiques ou contrefaites, ne peut pas être autorisée. Cette question mérite une analyse et une consultation distinctes, ainsi qu’un examen approfondi des travaux déjà réalisés par le groupe de travail sur le protocole autochtone et l’IA.

 

Violations et responsabilité

Lorsque les entreprises d’IA générative utilisent sans consentement des œuvres d’art canadiennes pour entraîner leurs modèles et créer de la valeur commerciale pour leurs produits, elles commettent une violation du droit d’auteur et doivent assumer la responsabilité de ces actes.

Exiger des entreprises d’IA générative qu’elles conservent et publient des registres des œuvres protégées par le droit d’auteur utilisées pour entraîner leurs modèles permettra de remédier aux violations du droit d’auteur à grande échelle qui se sont déjà produites et fournira aux parties concernées l’information nécessaire pour négocier les conditions d’utilisation de ces œuvres. Cela permettra de développer des marchés de licences et de consolider l’économie de la création au Canada, tout en accélérant potentiellement la croissance et la concurrence au sein de l’industrie de l’IA elle-même.

 

Conclusion

Le RAAV et CARFAC ne souhaitent pas entraver les progrès de l’IA. Mais nous devons préserver l’équilibre sur lequel repose la Loi sur le droit d’auteur et défendre les intérêts des titulaires de droits d’auteur. En effet, nous voyons le potentiel de l’IA : si elle est réglementée de manière adéquate, elle pourra alimenter la créativité, promouvoir la découvrabilité des contenus, et donner aux créateurs et aux créatrices les moyens de défendre leurs droits.

Néanmoins, il est essentiel d’être conscient des effets négatifs que l’IA peut avoir sur tous les secteurs, sur les fondements même de notre société, et sur les droits des artistes. L’IA générative ayant une profonde incidence sur les industries culturelles, les créatrices et les créateurs doivent être impliqués de manière centrale dans le développement de la gouvernance et des cadres politiques concernant notre secteur, et invités à participer à la conception des futures consultations. 

En résumé, notre principale préoccupation consiste à assurer le respect de la Loi sur le droit d’auteur. Le principe des « 3 C » (consentement, crédit et compensation) doit guider les actions du gouvernement dans le cadre de cette consultation publique ainsi que de tout amendement potentiel à la Loi sur le droit d’auteur. Notre demande est conforme à ce  que réclament actuellement les artistes dans d’autres pays. 

Le consentement des créateurs et des créatrices doit avoir été obtenu, et le gouvernement ne doit pas réduire leurs possibilités de recevoir une rémunération lorsque leurs œuvres sont utilisées à des fins de fouille et d’analyse de textes et de données. Nous recommandons également qu’une obligation de transparence soit imposée aux utilisateurs. Plus précisément, ce cadre devrait exiger la divulgation de toutes les œuvres utilisées dans le cadre de l’IA générative. Un tel mécanisme est réalisable et ne pose aucune difficulté technique aux entreprises d’IA générative. Il permettrait plutôt de poser les bases de l’édifice susceptible de garantir une rémunération juste et équitable aux artistes et aux titulaires de droits d’auteur.